Moi, la Forêt
Expo intégrale avec 21 photographies
Depuis mon enfance, j’ai toujours été attiré par les arbres et la Forêt — je rêvais d’ailleurs d’être garde forestier. J’ai compris très tôt que la beauté des arbres et la richesse de la biodiversité en font un lieu d’exception mais j’ai aussi mesuré sa fragilité. Ce projet photographique m’a donc paru relever de l’évidence. En m’associant à la poésie des textes d’Irène Frain, j’ai voulu donner la parole à la Forêt, cet être unique, immense, essentiel à notre survie. Et pour éveiller les consciences, nous avons imaginé ensemble sa vie secrète, joies, chagrins, rencontres, sagesse, espérances.
Le Fonds de dotation botanic est heureux de vous offrir cet instant de poésie pour vous faire découvrir la Forêt autrement.
Le Fonds de dotation botanic s’est fixé comme objectif de défendre, préserver et protéger les espaces forestiers naturels, leurs écosystèmes et leur biodiversité ; de sensibiliser le public à la protection et la préservation des espaces forestiers naturels ; et de diffuser des connaissances et des informations sur la préservation, la protection et l’avenir des espaces forestiers et leurs écosystèmes face aux défis environnementaux.
Direction artistique: Ziqi Peng
Franck Vogel
Photographe pour GEO, réalisateur et conférencier spécialiste des questions environnementales, il est reconnu pour ses reportages sur les Bishnoïs, premiers écologistes en Inde, et sa série sur l’Eau et les Fleuves. Fleuves Frontières, La Martinière, 2016.
Irène Frain
Irène Frain est écrivain. Les enjeux de l’environnement sont très présents dans ses romans, dont « La Forêt des 29 », roman consacré à l’épopée de la communauté indienne des Bishnoïs, à l’occasion duquel elle s’est liée d’amitié avec Franck Vogel.
Je suis la Forêt.
Vous et moi, pendant des millénaires, nous avons fait corps. Mes saisons étaient les vôtres, vous frissonniez au premier de mes frissons et les légendes que vous racontiez sur moi ressemblaient à des taillis de signes. Vous m’aimiez sous toutes mes formes, jungle ou futaie. Puis vous m’avez fuie, saccagée. Et vous avez oublié mes secrets. Je vais vous rafraîchir la mémoire.
Seyssel, juin 2022
Je vous ai toujours eus à l’œil.
C’est facile, j’ai quelque chose des astres. Comme eux, je vous observe d’en-haut.
Vous ne me croyez pas ? Vous voyez bien que j’ai un œil !
L’autre, vous le trouverez tout au fond du ciel. C’est l’étoile-qui-sait-tout, la maîtresse de vos destins.
Lac de Pététoz, juin 2022
Un exemple de ce que je vois.
Le pire : vos routes asphaltées, qui mènent aux villes sales, égoïstes, avides. Mais aussi le meilleur, ces bourgades repliées au creux d’une montagne qui savent les bienfaits de la vie lente et les vertus de la contemplation de la Nature. Tel ce village si bien-nommé « Le Reposoir ».
Le Reposoir, juin 2022
Ma vue est excellente, je distingue le tout petit aussi bien que le très grand.
Tenez, ces minuscules grenouilles. J’ai réussi à les surprendre dans une flaque qui s’arrondissait au pied d’un de mes arbres. Ils étaient au plus beau de leurs amours. Quel sera leur destin? Tout simplement, faire leur métier de maillon dans la chaîne de l’écosystème.
Châlet de la Mare, avril 2022
Encore plus difficiles à observer, les fourmis charpentières.
Elles ont l’art de se confondre avec leurs friandises favorites, les feuilles d’automne, le bois mort ou malade, les insectes ou les animaux qui ont fait leur temps. Une fois qu’elles se sont régalées, les champignons et les bactéries prennent le relais. Grâce à eux, mes racines se délectent d’un plat de choix.
La Communaille, avril 2022
Mon regard couve souvent ces arbres miniatures qui viennent de surgir d’une vieille souche.
Le secret de leur vigueur ? Le mycélium, ces champignons filamentaires blancs qui relient tous mes arbres entre eux. Vos ancêtres avaient raison de voir en moi un corps immense: chacun de mes arbres est connecté aux autres par le réseau des champignons. Mieux qu’Internet !
Les Garins, juin 2022
C’est pour tous ces mystères que les humains m’ont si longtemps vénérée.
Bien sûr, ils se contentaient de les soupçonner. La science ne s’était pas encore penchée sur moi, ils m’imaginaient peuplée d’elfes, de lutins, de bons génies. Voici leurs modernes réincarnations, ces forestiers venus réparer les dégâts des hommes qui n’ont pas encore compris que leur survie dépend de moi.
Col de l’Epine, avril 2022
Certains de mes anges gardiens m’ont dans la peau, voyez ce tatouage !
Mais c’est plus qu’un tatouage. Il faut y lire leur désir de vivre en symbiose avec moi, à l’image des champignons, des oiseaux, des abeilles et de tous les animaux, petits et grands, qui vivent sous mes frondaisons.
Les Confins, juin 2022
Vous vous souvenez des chevaliers qui s’aventuraient sous mes arbres pour trouver la Table Ronde et le Graal ?
Eux aussi se sont réincarnés. Ce sont maintenant des chercheurs d’oiseaux rares. Inlassables et passionnés, ils se risquent dans mes futaies les plus inaccessibles. Eux ne sont pas en quête de trophées. Ils veulent mieux me comprendre et ainsi, mieux me protéger.
Tête Noire, juin 2022
N’empêche qu’à la manière d’Arthur ou Lancelot aux plus beaux temps du Moyen Âge, ils s’imaginent parfois que mes arbres leur font signe.
Quand ils sont tombés sur ce hêtre, ils l’ont appelé « La main de la Forêt ». Et ils ont cru que c’était un appel à vivre en harmonie avec moi. Je n’y avais pas pensé mais ça me va !
Vérel, juin 2022
Je comprends que les légendes d’autrefois m’aient peuplée d’enchanteurs.
A mon avis, c’est à cause des mousses. Elles métamorphosent mes arbres en créatures fantasmagoriques. Leur vert costume moussu, en réalité, me maintient en bonne santé. Il abrite des myriades d’animalcules, certains très rares, et quantité micro-nutriments essentiels à ma survie.
Combe de l’Ire, mars 2022
Ici, je dois l’admettre, vous allez devoir faire un effort pour voir ce que j’ai vu l’autre jour : un homme qui avait réussi à faire fusionner son esprit avec le mien.
Je pense qu’il s’agissait d’un moine : il avait pris la position du lotus et il avait le crâne rasé. Allez, c’est votre tour, ouvrez grand les yeux ! Il se trouve en bas à droite de l’image, au pied du dernier tronc.
Saint-Jean-d’Arvey, juin 2022
Le pêcheur, lui, quand il s’approche des eaux courantes où je m’abreuve, prend bien soin de ne rien y voler.
Sa communion avec la Nature se fait dans le respect. Sitôt la truite ferrée, il la relâche. Avec la peau luisante du poisson, il a touché la part d’éternité logée dans l’instant fuyant. Ça lui a largement suffi.
Combe de l’Ire, mars 2022
L’apiculteur est mon Enchanteur Merlin.
Il sait tout des fleurs qui déploient leurs calices dans mes clairières. Il récolte ainsi des miels uniques, presque aussi blonds que les champs de lumière où il installe ses ruches.
Maison Duffau, Bogève, juin 2022
Moi, la Forêt, vous pouvez m’approcher comme un livre.
La première leçon de ce livre serait : « La mort est la preuve de la vie. » Ce vieil arbre vient d’être achevé par une tempête. Il va peu à peu retourner à la terre et de la sorte, nourrir d’autres arbres, neufs et vigoureux.
Mont Téret, juin 2022
Ou bien il se transformera en refuge pour des oiseaux, des insectes, des rongeurs, que sais-je encore ?
Même morts, ces ancêtres assurent mon perpétuel renouveau.
Semnoz, juin 2022
La deuxième leçon de ce livre, c’est que dans la Nature, tout est double.
Je n’échappe pas à la loi. Des insectes veillent sur ma survie, d’autres, comme les scolytes, s’en prennent à mes arbres. Tel fut le sort de ces épicéas desséchés.
Sixt-Fer-à-Cheval, avril 2022
D’autres malheurs sont moins graves.
Et en définitive, bénéfiques. Cette tumeur du hêtre, par exemple, qu’on appelle une galle. Afin d’y pondre ses œufs, un insecte a piqué la feuille de l’arbre. D’où cette excroissance violacée. Une larve en sort. Elle se transformera bientôt en diptère, un insecte qui ne tardera pas à jouer son bout de partition dans le grand concerto des arbres.
Les Garins, avril 2022
Mais certains d’entre eux — excès de vitalité ? — se multiplient tellement que j’étouffe.
Je pourrais en mourir. Mes anges gardiens l’ont compris. Ils ont alors le bon geste : pour que je respire, ils sacrifient quelques-uns de mes troncs. Ils les transformeront en maisons de bois. Depuis l’aube des temps, c’est le meilleur des abris qui soit.
Savernaz, avril 2022
Pour découvrir mes mystères, ne les cherchez pas, au contraire, allez-vous perdre dans mes sentiers secrets.
Des merveilles insoupçonnées vous y attendent, telle cette mare où je me reflète. Où est l’envers, où est l’endroit ? Difficile à dire. Les forces du ciel et celles de la terre se sont rejointes dans ces eaux endormies où se prépare la chaîne des renaissances.
Lac de Pététoz, juin 2022
Je laisse le dernier mot à ce petit pin à crochets.
Tout entier abandonné à l’averse de la lumière et au travail souterrain des sèves, il rappelle ces moines zen qui accompagnent de leur souffle le cours fluctuant des choses. Un dernier enseignement à l’adresse des humains : prendre conscience qu’ils ne sont, eux aussi, qu’un fragile maillon du Grand Tout.
Mont Téret, juin 2022